mercredi 14 octobre 2009

Matutinale

Première nuit au mouillage en solo. Même si je ne suis pas allé bien loin c'est déjà une expérience. Seul à bord quand la nuit tombe, l'impression est tellement différente de celle des moments où l'on est en équipage. Les feux de mouillage des quelques autres bateaux alentours sont les seuls éléments susceptibles de briser le sentiment d'isolement. Mais ce n'est pas un sentiment désagréable loin s'en faut. J'ai eu un sommeil saccadé, à plusieurs reprises je ne suis mis à bouquiner un peu et aussi à écrire sur l'ordi. Seul dans ma coquille de noix, je me sens bien, le mouillage me semble sûr...tout baigne en somme !
La lune présente quasiment toute la nuit a sans doute contribué aussi à briser mon sommeil, sa clarté au travers du hublot de pont m'a tenu partiellement éveillé. Tout était paisible.
Au petit matin, finalement bien emmitouflé dans mon duvet, la couchette bien calée avec la toile anti-roulis, au chaud dans mon cocon et prêt à me refaire une bascule dans les rêves, m'est venue l'envie de partir avant le lever du jour.
Allez zou, remues toi, ça va être top, tu vas voir ! Un bon caoua bien chaud avec pain beurre et c'est décidé. Il fait encore nuit mais les premières prémices de lueur commencent à teinter l'est timidement. J'ai l'impression qu'il va faire beau, les nuages sont épars. Je mets le restant de café dans le thermos, celui que les enfants nous avaient offert, avec un joli service à café genre «de campagne», tout mimi «nature et découverte» c'te fois il va servir et comment, je le sens. J'enfile la tenue complète, bottes et salopette, veste de quart, fait un peu frisquet, c'est début octobre tout de même, et je monte sur le pont. Les bateaux voisins sont assez loin, je ne devrais pas trop déranger, allez, moteur à chauffer. Puis j'envoie ma grand-voile en étant encore sur ancre. Le vent est encore bien mou, ça va être piano comme départ. Ensuite je coince la barre à zéro au pilote, puis je vais à l'avant. J'enfile les gants de manutention qui sont dans la baille à mouillage, il faut dire que je n'ai pas de guindeau ni manuel et encore moins électrique sur Elixence. Oh ce n'est pas un monstre, mais il faut juste se caler bien comme il faut dans l'ouverture de la baille pour éviter tout de même le tour de rein... on n'a plus vingt ans, faut faire gaffe tout de même, imagines qu'en solo je me coince le dos, j'aurais l'air malin pour rentrer... «Allô, chérie tu vas rire, je vais rester encore un ou deux jours au mouillage, j'ai un petit lumbago, là, tu vois...».
C'est parti, muscu..! la chaîne fait son «crong-crong» en passant dans le davier, je marque des temps d'arrêt pour que le bateau revienne dans l'axe de la chaîne et pour redonner un peu de mou dans la tension.
Au moment où l'ancre est quasiment toute remontée, j'aperçois quelqu'un qui sort sur le pont du bateau voisin, petit signe de la main. Eux aussi vont partir à la fraîche apparemment. Ça y est, j'y suis, ancre dans la baille, je referme, et c'est parti, moteur pour m'écarter de la zone, passer le gros rocher qui fait sentinelle au bout de la Grande Plage de Houat, puis une fois passé, je me mets au cap direction le Crouesty, quasiment plein nord avec une légère brise quasiment plein sud quand à elle. Le ciel commence à rosir de plus en plus, la nuit est déjà presque disparue, le jour presque là, et je n'ai même pas mis mes feux de route, plus la peine. Vent dans le cul, à plein, j'ouvre les voiles en grand, je déroule le génois en ciseau, pilote à la barre, c'est généralement lui le plus doué dans ces cas là, barrer avec les voiles en ciseau, sinon, c'est un eu un casse tête, et puis faut s'y tenir concentré sinon en empanne pour un oui ou pour un non, alors que là j'ai encore envie de baguenauder peinard le nez au ciel, rêvasser encore un peu. Personne à l'horizon ! Seul à bord et seul sur l'eau, la vache les mecs, quel panard !
Allez, thermos, caoua, merci les enfants!

Putain, c'que je suis bien moi, là, comme ça, zéro angoisse, total zen dis donc.
Tout bénèze le mec Dom !

Un truc à refaire, quoi, et un poil plus loin la prochaine fois, de préférence.

samedi 10 octobre 2009

Escales

J’ai remonté au vent sur des mers démontées
Où des embruns glacés me fouettent le visage
J’espère ce moment ou j’irai accoster
Sur une île rêvée comme un heureux présage
Après de longues nuits sous la lune à barrer
De mon carnet de bord je fermerai la page
Et laissant le bateau au ponton amarré
Je viendrai auprès d'elle comme un enfant sage

Pour combler ses désirs je saurai oublier
Les oiseaux enchanteurs qui jouent avec Eole
Les grandes nefs nocturnes aux étoiles scintillées
Les tempêtes soudaines et leurs montagnes molles
Après avoir vaincu quelques peurs angoissées
Et connu le bonheur de quelques pensées folles
Je sais que je pourrai sans crainte me plier
Devant celle qui sera désormais ma boussole

Dans l’escale que j’ai ainsi tant espérée
Serai-je prisonnier d'une prison de verre
Que sans doute jamais je ne saurai quitter
Matelot sans navire engeolé à Cythère
Pour les yeux d’une Reine j’irai rechercher
Les bois de mon voilier et les portant à terre
Je construirai son trône et puis les escaliers
Et j’irai au côté de ma belle geôlière


Marée basse à St Philbert - Huile sur Toile - Dominique Trutet

lundi 5 octobre 2009

La tentation solitaire

J'ouvre cette page un samedi 3 octobre 2009, à bord d'Elixence, mon voilier. Je suis seul à bord et si cela peut paraître assez banal pour bien des marins chevronnés, pour moi c'est déjà comme une petite victoire...sur moi-même.
Pour la première fois je suis parti en solitaire pour un week-end, sans aucun autre équiper. Etre seul sur un voilier habitable – mon arpège fait 9 mètres 20 de long - suppose une certaine assurance de soi-même pour mener à bien toutes les tâches qui sont nécessaires pour faire naviguer correctement et sans risque ce genre d'engin.
Mais j'en ai rêvé, depuis longtemps, à travers les écrits de voyages et d'aventures de marins, et depuis toutes ces années où j'ai découvert la voile puis navigué mais toujours avec quelqu'un avec moi, que j'ai fini par me persuader que cette fois-ci je n'avais plus aucune raison de reculer éternellement cette décision. J'ai repensé à ce vieil homme qui était venu discuter avec moi un jour sur le ponton du port et m'avait dit en parlant de mon bateau «si vous saviez ce que je vous envie, monsieur» et puis au fil de la discussion avait ajouté «il ne faut pas attendre, le temps passe vite et la vie est courte, il faut faire les choses».

Alors voilà, j'ai franchi le reste d'appréhension qui me restait et je me suis lancé. Tout est différent quand on est seul, plus question de demander quoi que ce soit à quelqu'un et pourtant dieu sait qu'il y en a des choses à faire, des réglages à assurer tout en gardant le bateau sur sa route de manière sécurisée. Il faut avoir une vision globale, les sens en éveil....mais il y a une sorte de fascination qui s'installe quand, éloigné du port, en pleine mer, on se dit «ça y est», conscient qu’on vient de se lancer seul dans un espace qui n’a rien d’une promenade dans une galerie commerciale, qui peut être un pur moment de bonheur tranquille ou une sérieuse bagarre avec des éléments parmi lesquels il faut se faire accepter, quitte à faire le dos rond parfois.
Pour cette première, tout s'est bien passé, j'ai pu cependant remarquer les limites de mon pilote automatique quand le vent monte un peu vers force 5 avec un cap «au près bon plein» et que le bateau est bien gîté. Cela me renforce dans mon idée qu'un régulateur l'allure serait une bonne solution. Cet appareil qui s'installe sur le tableau arrière du bateau fonctionne comme un pilote automatique mais qui barre «au vent» et non pas «au cap» comme un pilote automatique électronique.
Et puis ce qui m'intéresse dans cet appareil qui permet au bateau de tenir un cap au vent est que l'énergie qu'il utilise est ... le vent! Donc pas de problème de gestion de batterie, et c'est déjà un point notable. Bien des bateaux de grands voyageurs équipés de régulateur d'allure ont rendu de fiers services à leurs propriétaires, à commencer par l'illustre Bernard Moitessier qui écrit dans «la longue route» avoir fait son tour du monde ( ..et demi..) sans quasiment jamais avoir barré grâce à cet appareillage.
Pour le moment, le régulateur attendra, ce n'est pas donné..et puis n'exagérons rien, je n'en suis pas - encore - au grand voyage ( pas encore...).
Ces considérations sont importantes malgré tout, car sans équipier ni aucun substitut capable de tenir la barre à sa propre place, les diverses manœuvres sont quasi impossibles à réaliser, et en tout cas de manière sécurisée. Donc pilote à poste, puis vigilance sur la consommation des batteries pour ne pas se retrouver en panne de démarrage moteur, reprise de la barre en manuel autant que possible...on a finalement peu de vrai moment de repos, ou alors tout ceci viendra avec le temps, avec l'habitude.
Le solitaire a quelque chose de différent, je voulais m'assurer que ça irait: naviguer, mais sans personne, seul en mer, seul à gérer ses manœuvres, sa route, son atterrissage, sans l'apéro festif le soir au mouillage avec les copains, sans tout ce côté convivial qui constitue les sorties en mer bien souvent, le temps s'écoule de manière différente.
Coté sécurité, il faut là aussi se préparer, j’avais mis le gilet gonflable et préparé la longe de harnais prête à crocheter pour les manœuvres sur le pont, à l’avant ou en pied de mât. Une chute à l’eau qui plus est avec un bateau réglé sous pilote automatique serait fatale, et une chute, c’est toujours et par définition imprévu et bien souvent pour des raisons idiotes ou banales.
On n'entre pas dans la quatrième dimension sans un minimum de préparation, ou alors certains le font, à l'arrache, culottés ou imprudents, des qui ont l'âme des vrais bourlingueurs, ça passe ou ça casse. Moi pas, il me fallait tout ce temps d'incubation, j'avais besoin de me sentir prêt, et cette fois ci je viens pour ainsi dire tout juste d'entrouvrir la porte de cette quatrième dimension convaincu désormais d'avoir envie d'aller y voir un peu plus loin. Tout devient possible désormais, même ce qui n'était que du domaine du rêve il y a encore peu de temps.

"...Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais..." écrivait Baudelaire dans "Le voyage".
Quand le rêve devient de plus en plus fort au point qu’il se transforme en un désir prégnant, la réalisation n’est plus très loin, ne manquent plus alors que quelques ingrédients qui peuvent être teintés, selon le cas, d’un peu de courage - sur soi-même il en faut, souvent - d’un zeste de ténacité, parfois d’une légère pincée d’inconscience - chez certains - et puis n’oublions pas quelques mécanismes du hasard, appelons les comme cela, qui servent de déclencheur final - mon vieux visiteur impromptu venu dans le port me parler du temps qui va trop vite, par exemple – en fut un certainement.

Cette première expérience du solo a été une vraie réussite, je dirais bien un enchantement mais cependant dans un état de bonheur très serein, comme une découverte de quelque chose qui m’attendait depuis longtemps, avec au final l’envie de me dire tout simplement « voilà, c’est fait, t’as mis le temps mais cette fois-ci tu y es».







Alone - Huile sur Toile - Dominique.Trutet

Iles

Mon esprit divaguait sur des mers infertiles
Et de noirs archipels attiraient mon regard
Je tenais ces envies de rêves infantiles
Où des anges déchus me croisaient au hasard
Et je baissais les yeux lorsque je les voyais
Mon cœur espérant trop que mon corps ne résiste
Aux amours impossibles dans ce brouillard épais
Où tu brillais déjà tout comme une améthyste

La sensualité m’apparut inutile
J’enterrai ces appels et remis à plus tard
Démissions espérées et abandons serviles
Je te cherchai partout je dormis dans les gares
Et j’aurais pu ainsi passer à tes cotés
Sans même te frôler avant que tu n’insistes
Et me tendes la main malgré ma vacuité
Mais je fus déjà tien sans que l’âme ne résiste

Que dire, qu’avant toi tout me parut futile
Des mélancolies bleues m’emportaient au hasard
D’un avenir que je ne sentais pas possible
J’ai souhaité quelquefois jeter par-dessus bord
La volonté de vivre et me laisser glisser
Mais dans tes yeux brillants un jour j’ai vu la piste
Et j’ai compris alors qu’il suffisait d’aimer
Et prononcer ton nom afin que je n’existe

Tu m’as conduit depuis sur des îles fertiles
Où des enfants rieurs ont effacé mes tares
Je regarde à présent les gouffres, impassible
D’où les démons hideux ne me feront plus peur
J’embrasserai le monde lorsque j’irai t’aimer
Je n’ai plus de raison de te paraître triste
Mon bonheur désormais c’est d’être à tes cotés
Puisse l’éternité me garder sur ta liste.



Iles sur Toile - Dominique Trutet


Ile d'Aix



Ile d'Ars














Ile d'Holavre vue depuis l'ile aux Moines - Huile sur Toile

L'appel

L’appel du large, après avoir goûté l’ivresse océanique
Est devenu comme une permanence nouvelle qui aiguise la conscience d’un monde superficiel, outrageusement commerçant et surmédiatisé révélant désormais sa futilité.
La houle déverse alors le rythme lancinant de son roulement qui vient caresser un bateau désiré jusqu’à la provocation.
Puis c’est une lame de fond qui vient se fracasser sur le perron, bousculer les icônes que je croyais sacrées et emporter dans son ressac les liqueurs précieuses que je préservais dans les calices de mes certitudes.

Je me dis - je partirai, un jour, c’est certain – mais je dois pour m’en convaincre acquérir l’assurance que ceux que j’imagine m’aimer y seront prêts et n’auront pas de peine à me voir m’éloigner du rivage, il faudra les savoir heureux pour partir sans remords.
Comme l’écrit Baudelaire dans ‘’Le voyage’’,
« …. Faut-il partir ? Rester ? Si tu peux rester, reste ; Pars, s'il le faut …. »
Alors partir, mais seulement dans sa tête est-ce bien suffisant pour éviter de sombrer dans la folle mélancolie du rêve jamais accompli ?
Le voyage par procuration nous laisse essoufflé par l’immobilité, le cœur n’y est plus car on ne construit pas des souvenirs en ne tournant que des pages de papier.

Il faut oser parcourir les pages de sa vie au gré des respirations du monde, se retrouver parfois nu dans une tempête et accepter d’affronter quelque colère océane, se remettre en jeu et miser, même avec trois fois rien face au carré d’as du destin jusqu’à en perdre sa culotte, puis repartir, sans culotte, certes, mais du pas assuré de celui qui a joué un morceau de sa vie sans brûler ses convictions, sans se soumettre aux sirènes mercantiles et illusoires des marchands de stocks options.

Après avoir goûté à ce vertige de l’immensité océane rien ne peut plus être comme avant. Le monde m’est apparu d’une façon que je n’imaginais pas, fascinant d’une beauté insondable. On y perçoit une force aux dimensions cosmiques qui ramènent l’échelle humaine à une peccadille.
Dans une sérénité inconnue jusqu’alors il n’y a plus qu’à s’y laisser fondre, devenir particule élémentaire et participer à la magie universelle.
Le verbe être révèle une nouvelle évidence, il n’y a plus d’états d’âme mais un état d’être qui nous réinsère sans plus de drame dans la course du temps, apaisé.


L’appel - Huile sur Toile - Dominique Trutet

Le bateau de mes rêves

Le bateau de mes rêves

L’Arpège est un bateau qui a une histoire un peu à part, ce voilier laisse rarement indifférent et devient parfois l’initiateur de discussions ou de rencontres inattendues.


J’étais à l’avant du bateau, affairé à remettre en ordre l’ancre et sa chaîne dans la baille à mouillage lorsque l’homme passant sur le ponton s’est approché et m’a demandé :
- Il est de quelle année ?
- Soixante sept, lui ai-je répondu.
- Il a l’air encore en bon état.
Assez grand, l’homme paraissait un peu âgé mais avait la démarche souple et l’allure de quelqu’un qui avait dû être plutôt sportif dans sa jeunesse. Sa casquette à visière comme en portent souvent les voileux, contribuait sans doute à ne pas pouvoir lui donner vraiment d’âge.
Comme on dit parfois, il portait beau.
- c’était le bateau de mes rêves. Ajouta t-il, comme avec une émotion dans la voix. L’Arpège est un bateau magnifique, le plus agréable que j’aie connu. Il y a longtemps, j’avais eu un Aloa 29, et un ami avait un Arpège, ce bateau m’a fait rêver, jusqu’au jour où j’en ai eu un. Je n’ai jamais connu mieux. Pourtant, j’en ai eu d’autres, des bateaux, un First 36, par exemple.
- Ça devait être pas mal, le First 36, ai-je répondu.
- Oui mais pas la bonne taille, déjà trop gros pour sortir en solo, alors que l’Arpège, simple, marin, pas trop grand, et pour l’époque très bien équipé. Vous avez bien de la chance, monsieur, me dit-il, si vous saviez comme je vous envie !
J’étais étonné que l’on puisse m’envier mon vieux quadragénaire au milieu de tant de voiliers tous plus superbes les uns que les autres dans le port du Crouesty.
- Mais maintenant vous avez quoi ?
- Oh, maintenant, si vous aviez, j’en ai presque honte, j’ai un bateau à moteur en copropriété avec un ami, j’ai arrêté la voile.
A ce moment je faillis lui répondre qu’il n’avait pourtant pas l’air si vieux, mais il me devança.
- Ce n’est plus de mon âge. J’ai quatre vingt ans, vous savez.
Je ne sais pas si l’homme a perçu mon étonnement, j’ai l’impression que j’ai eu du mal à le dissimuler et je ne pus m’empêcher de lui assurer qu’il ne les faisait pas du tout, j’étais à la fois admiratif et ému par cet homme qui laissait ainsi transparaître sa nostalgie comme une brève impudeur, comme une mise à nu soudaine. Ce à quoi il ajouta :
- Oui mais vous savez, quand on est en mer, les ans sont bien là !
Nous avons prolongé notre discussion quelques minutes, parlant autour de l’Arpège, mais plutôt en fait du temps qui passe, lui me redisant qu’il faut faire les choses, ne pas attendre ni repousser les projets à un futur qui nous rattrape bien plus vite qu’on ne le pense.
Il me répéta de nouveau « Comme je vous envie, monsieur, ce bateau a été mon rêve ». C’était comme si le destin m’avait mis ce vieil homme honorable sur ma route pour mieux me persuader de ce bonheur que je touche désormais pour de bon, pour mieux me convaincre qu’il ne me reste plus qu’à en faire le meilleur usage, à ne pas le gâcher, et à le vivre pleinement avec ce que ce bateau a le potentiel de m’offrir si je m’en donne le courage et les moyens.
Au travers de ses mots, cet homme du hasard venait me signifier avec acuité la fragilité et la fugacité du bonheur qu’il faut saisir quand il passe. Il m’enviait très probablement autant la jeunesse que je représentais que le bateau lui-même, et cette nostalgie m’a laissé pensif, interloqué, avec comme un boule au fond de la gorge, comme une envie de pouvoir retourner de temps à l’envers quelques instants pour voir rajeuni cet homme qui fut si heureux sur son bateau. Pour un peu, si je n’avais pas été affairé à mes préparations, j’aurais été tenté de lui dire « allez, on va faire un tour ».
Je n’ai cessé de penser à cette rencontre pendant des heures, puis les jours durant, avec l’étrange sensation d’avoir compris quelque chose encore plus clairement qu’auparavant.

- Bon vent ! m’a lancé l’homme en quittant le ponton. Je ne l’ai plus jamais revu.

Quart de nuit

Quart de nuit

Extirpé de mes rêves du fond de ma couchette, l’odeur du café préparé par le quart précédent m’invite à rejoindre le réel. Je m’en sers un puis je monte sur le pont, la main en coquille autour de la tasse fumante. Dans ce moment la dimension du silence est une donnée perceptible, au même titre que les autres composantes de l’univers de la calme nuit marine. Le bruit de l’écoulement de l’eau sur la coque, tout comme la faible gite du voilier, confirme la légère brise qui nous porte. Parfois on perçoit juste à peine comme un lointain ronflement, c’est un pêcheur, trop loin même pour qu’on voie ses feux mais la nuit qui porte très loin ces sons en mer ajoute toujours à la sensation étrange.
Quelques mots rapidement échangés avec ceux du quart qui se termine, le génois à choquer, on est au portant, le léger halo du compas éclairé qui nous rappelle le cap à suivre. On se chuchote plus qu’on ne se parle, comme pour ne pas déranger la nuit, pour ne pas rompre trop vite un enchantement.

Puis voilà le quart de nuit qui commence. Nous sommes deux. Je laisse la barre à mon coéquipier pour commencer, je vais finir mon rêve en grillant avec plaisir une cigarette, les yeux collés au ciel.
Dans ces nuits de temps calme tout concourt à la magie de l’instant. Sous la voûte étoilée qui nous enveloppe sans le moindre obstacle jusqu’aux horizons, avec en son envers l’océan pour refermer cette bulle dans laquelle nous sommes immergés, la petite brise nocturne m’incite à remonter le col de la veste de quart. L’immensité, la majesté du monde me submerge alors. Je ne connais guère autre endroit plus propice à ce sentiment de volupté. Peut-être parfois, je ne peux m’empêcher de faire ce rapprochement, lorsque j’entre dans de majestueuses cathédrales.

Il y a une dimension qui s’approche du religieux dans ces moments de grâce. A barrer aux étoiles, tu convertirais des équipages entiers de païens. Mais à quelle religion? Dans cette grandiose magie, Dieu est à tes cotés, tu peux même sentir parfois sa main posée sur ton épaule. Mais ça n’est pas ce Dieu à la tête penchée sur le malheur des hommes et les bras cloués en croix et dont tu implores un pardon par des prières, qui te visite ainsi. C’est le Dieu cosmique, celui qui est en tout et en toi, dont tu perçois avec acuité la présence, l’immensité, l’intelligence et le dessein qu’il te désigne: Vis ! Vois ! Admires ! Aimes !

Les heures de quart dans ces nuits navigation calme seront à chaque fois un morceau d’éternité, un moment de grâce où l’on refait la paix avec le monde sans la course du temps. Selon l’horaire de cette prise de quart, on repartira dans sa couchette comme revenant d’une bénédiction et les rêves seront beaux, ou alors, pour ajouter à la magie, le dernier quart nous permettra de voir le monde se remettre à l’endroit, les premières lueurs du nouveau jour naissant apparaîtront dans l’Est, le halo rosé s’agrandissant de minute en minute, puis lorsque que le dieu Soleil aura repris possession du monde, les membres de l’équipage commenceront à se lever, s’étirant tour à tour sur le pont avec un regard circulaire pour constater que le bateau est en ordre, qu’il fait sa route comme prévu, et que tout pourrait continuer ainsi, pour des siècles et des siècles.

Cap au 300 - Huile sur toile - Dominique Trutet

Océane

Blanches crêtes d’écume
Balai d’oiseaux enchanteurs
Plongeant comme des fusées
Au milieu de la houle
Palais de courants d’air
Pavés de vagues marbrées
Montagnes abruptes et molles
Soleils naissants
Chants de hunes des alizés
Cantiques des vents
Portant nos sourires
Dans les ombres allongées du soir
Puis Cathédrale d’étoiles
Quand le soleil s’est renversé
L’océan est un monde
Entier qui me berce
En son sein rond et flasque
Comme celui d’une mère
Qui aurait trop manqué
J’y effleure ma vie
D’un revers de pensée
Je n’ai plus peur de rien
En tout cas plus de moi
J’ai les yeux grands ouverts
Sur des mots qui me viennent
Du fond des souvenirs
Mes mains tiennent la barre
Comme une tranche de vie
Et le temps me devient
Une prose familière
La lune me sourit
Et je parle aux étoiles


Comme un fou - Huile sur toile - Dominique Trutet

Terre lointaine

Dessous les clartés blêmes des lunes électriques
J’avance d’un pas lent le long de la jetée
Où dorment des goélands près des vieux chalutiers
J’ai déjà trop rêvé il est temps de partir
Vers le vaste horizon de ce pays des vents
Pour caresser l’échine des vagues débridées
J’irai te rechercher

Les terres trop lointaines ne sont que rêves bleus
Et quand j’accosterai sur l’île aux souvenirs
Mes cales seront remplies d’amphores amoureuses
De fruits de la passion et de vins enchanteurs
Je sais que tu m’attends par delà les nuées
Mais je dois traverser bien d’autres océans
Avant de te trouver

J‘irai porter la nuit jusqu’aux confins du jour
Faire entrer le soleil dans mon génois gonflé
Les oiseaux sur tribord éclateront de rire
Et me laisseront seul au milieu des risées
Quelque cargo lointain me laissera penser
Que le monde est bien fou de ne pas habiter
De si belles contrées

Seras tu encore loin quand j’aurai déjà fait
Une partie du chemin dans les vents déchaînés
Après quelques escales je serai si pressé
De toucher ton rivage pour m’y reposer.
Dans chacune des nuits je verrai ton sourire
A travers les nuages accroché aux étoiles
Je t’aurai retrouvée

Plage en hiver - Huile sur Toile - Dominique Trutet

Traversée

Traversée

Traverser l’océan, pour tourner une page,
Se retourner juste de temps en temps
Pour regarder le sillage s’échapper de la jupe,
Et voir la grande houle emporter avec elle
Les rancoeurs du passé et les mélancolies,
Pour mieux les engloutir dans les gouffres salés

Traverser tout devant, avec une seule préoccupation
Qui relègue toutes les autres au rang d’accessoire:
Faire marcher le bateau, rien d’autre.
Entre l’arrière qui fuit et l’avant qui appelle,
Etre dans le présent constamment, à dix mille pour cent,
A négocier la risée qui fait lofer le bateau
A abattre légèrement pour éviter la claque
De la déferlante qui arrive par le travers
Comme si elle voulait nous donner la fessée.

Le présent devient permanent, immuable
Il parvient à stopper les aiguilles de la montre.
Chaque quart de nuit solitaire offre une bénédiction,
Un cadeau du Grand Maître Horloger
Qui dit « vas y, goûte ce présent que je t’offre,
Deviens éternel pendant quelques instants ».

Sous la cathédrale cosmique, les constellations invitent
Leurs éphémères cousines, les étoiles filantes,
Comme si elles craignaient que l’on s’ennuie de leur immobilité.
Orion a sorti son épée et nous montre Sirius qui luit entre toutes
Zzzzz, Plein ouest ! Une étoile filante a déchiré le ciel
Depuis le zénith jusqu’à l’horizon,
Comme l’éclat isolé d’un feu d’artifice,
En plein dans le cap du voilier, façon élégante de dire
« Viens, c’est par là, suis moi ! »

Et la mer en nocturne nous fait sa jalouse,
Elle déploie de plus belle ses houleuses rondeurs
Empressée de montrer elle aussi ses bijoux,
Des planctons phosphorescents qui scintillent
Dans la vague de sillage, et même tout autour du bateau,
En milliers de particules d’une luminescence verdâtre
On dirait que la mer fait l’amour aux étoiles

Le bateau semble seul à distinguer la houle dans la nuit sans lune,
Il m’invite à jouer avec la vague que l’on parvient à deviner,
Il me guide et me cause en livrant des secrets
Dans une langue que les terriens ne savent pas,
Vibratoire et sensorielle,
Et je lui balbutie des pensées désordonnées
Comme pour mieux l’amadouer




Cette fois c’est bien sûr, il n’y a plus de doute,
Le voilier est bien un être vivant,
Mais il ne se révèle pas devant n’importe qui,
Il attend de savoir à qui il a à faire.
Il ?
Dans la langue anglaise on devrait dire « she »
Elle !
Le voilier me révèle sa féminité
Quand le vent soulève sa robe dans un bruit feutré
Et ses hanches roulent alors avec impudeur
Un être féminin dont l’élégance lui fait attendre
D’être au grand large, à mille milles de tout,
Loin du regard stressé des foules citadines
Pour me chuchoter dans sa langue secrète
Tous les mots de la beauté du monde

Aube

Aube

L’aube pointait à peine et l’alizé chantait
La grand-voile au portant faisait comme un ballon
Vers les îles rêvées notre route filait
Dans le sublime accord où tout à l’unisson
L’océan et le ciel accueillaient un voilier
L’univers tout entier était notre maison

Une lueur subtile comme un trait de pinceau
Donnait à l’horizon une chaleur nouvelle
Puis l’est se teintait de nouveaux oripeaux
Mêlés de couleurs tendres comme des roses frêles
La houle à l’infini cascadait ses troupeaux
Et l’étrave plongeait dans la vague nouvelle

A la fin de mon quart je repartais rêver
Le temps n’avait plus cours dans ces instants intimes
Et aux heures de repos je me laissais porter
Par cet enchantement de la vie maritime
Où d’étranges langages y venaient me bercer
Et le bruit de la mer était comme une rime

J’étais comme un Ulysse qui n’en revient pas
D’avoir pu accomplir sa si belle Odyssée
Dans la beauté du monde qui guidait mes pas
Il n’était plus besoin d’attendre et de rêver
Les souvenirs lointains ne feraient plus tracas
Et la paix intérieure était à ma portée

Vocalises

Les vagues vocalisent un bonheur maritime
Et le bateau se glisse dans les pages du monde
Je me tiens prêt à vivre ces instants sublimes
Où des risées soudaines viennent friser les ondes
Et les oiseaux du large plongent dans les abîmes
Où les chants de la houle ont des gorges profondes

Sous l’étrave qui luit il y a comme une danse
Qui entraîne avec elle dans une course folle
Les blanches mousselines de ballerines en transe
Et fuyant de la jupe l’écume caracole
Pendant que les haubans étirent avec aisance
Les archets du soleil sous les ordres d’Eole

Les alizés en cœur entonnent un chant de gloire
Quand le prince du monde renverse l’horizon
Et met le feu au ciel dans les rougeurs du soir
Les étoiles soudain répètent à l’unisson
Le cantique des vents comme une messe noire
Le voilier chante alors aux flots son oraison.

A chaque quart de nuit comme une éternité
Pendant que le bateau s’amuse avec la houle
Je goûte au fin plaisir de ce temps arrêté
Où loin de nos cités, des fumées et des foules
Il n’est que l’océan qui puisse m’attirer
Et me faire chanter sous la vague qui roule

Et quand le dieu soleil remet tout à l’endroit
Dans les pâles lueurs d’un matin sublimé
L’étrave danse encore dans le jour encore froid
Et les écumes blanches continuent de glisser
Je vais saluer un monde dont je me sens le roi
Et je bénis le ciel d’un bonheur achevé


La barre franche - Huile sur toile - Dominique Trutet

Urgences

Urgences
Il y a parfois des moments où une sorte de sentiment d’urgence nous saisit, sans prévenir. On dirait qu’une lucidité vient de surgir au beau milieu d’une vie toute absorbée par les besognes quotidiennes et les tracas de nos vies trépidantes. Comme l’impression qu’entre deux clignements de paupières vingt années sont passées, des enfants sont devenus des adultes, des proches sont parfois disparus, le monde a changé … Et nous, que sommes nous devenus ?
Qu’avons-nous fait au milieu de cette tranche de vie aussi brève qu’un éclair ? Oh, bien des choses, souvent passionnantes, il n’est point ici question de regrets. Il ne s’agit que d’un moment de conscience aiguë où l’on se dit que d’ici au prochain clignement de paupières, on sera devenu vieux.
Jeune, on trouve l’énergie de ses projets au travers d’une projection de soi-même dans un futur, parfois – souvent ? - fantasmé. Le moteur fonctionne ainsi, avec ses capacités à absorber des surrégimes inattendus, à repartir au ralenti ou même à s’arrêter pour certaines durées, certain de pouvoir toujours repartir à la première sollicitation car le temps est encore devant, consistant et palpable et vaste comme un horizon.
Parvenu à cinquante deux ans, il n’est pas question pour moi de céder à la peur du vieillissement, celui-ci ne m’effraie pas du tout. Cependant, la prise de conscience que désormais le temps n’est plus le même allié est bien là. Elle amène la certitude qu’il n’est plus temps de rêver ses projets mais urgent de les réaliser sans attendre au risque de les voir passer à coté à cause d’une peccadille qui pourrait compromettre toute chance de reprendre le fil par la suite.
Sans gros risque de contradiction, je peux affirmer que dans vingt ans, c'est-à-dire au prochain clignement de paupières, j’aurai soixante douze ans, j’y mets ma main au feu !
Et ce n’est plus un âge où l’on peut aussi facilement tirer sur les winches d’un voilier et recevoir des embruns accroché à la barre par gros temps.
Ainsi donc une pensée raisonnable m’indique qu’il me reste probablement moins de vingt ans à naviguer au sens où je l’entends, c'est-à-dire en toute autonomie avec l’envie de « bouffer des milles ».
Comment puis-je me satisfaire de cette prise de conscience sans alors décider qu’il est temps de cesser de rêver, qu’il est temps de vivre tout de suite mes envies et plus seulement par procurations ?
Ce n’est pas l’idée de l’âge qui m’effraie, et si un quelconque Dieu me prête vie encore bien longtemps après, je sais que je saurai vivre avec d’autres rêves en tête, d’autres envies, mais celles-ci seront différentes, je peindrai sans doute plus ? Ou que sais-je encore ? J’aurai l’âge de choyer des petits enfants ? De choyer encore plus ma tendre épouse ? Mais il est une certitude et une évidence, naviguer ne pourra plus être un projet moteur, ce ne seront, s’il en reste, que des occasions d’aller parfois en mer, à un autre rythme.
Le temps du projet est bien maintenant, le moment est venu je le sais et sauf des évènements imprévisibles, nul ne m’en détournera. Je l’engage sans plus attendre le risque de n’en connaître que le regret. Ce bateau, je l’aurai.

Dominique Trutet

Ecrit le 1er juin 2008
Deux semaines après, j’ouvrais Voiles & Voiliers par la dernière page, tombais sur une annonce inespérée, et le 26 juin 2008, je concluais l’achat de mon premier voilier avec place de port !




Elixence au mouillage à Sauzon