lundi 5 octobre 2009

Le bateau de mes rêves

Le bateau de mes rêves

L’Arpège est un bateau qui a une histoire un peu à part, ce voilier laisse rarement indifférent et devient parfois l’initiateur de discussions ou de rencontres inattendues.


J’étais à l’avant du bateau, affairé à remettre en ordre l’ancre et sa chaîne dans la baille à mouillage lorsque l’homme passant sur le ponton s’est approché et m’a demandé :
- Il est de quelle année ?
- Soixante sept, lui ai-je répondu.
- Il a l’air encore en bon état.
Assez grand, l’homme paraissait un peu âgé mais avait la démarche souple et l’allure de quelqu’un qui avait dû être plutôt sportif dans sa jeunesse. Sa casquette à visière comme en portent souvent les voileux, contribuait sans doute à ne pas pouvoir lui donner vraiment d’âge.
Comme on dit parfois, il portait beau.
- c’était le bateau de mes rêves. Ajouta t-il, comme avec une émotion dans la voix. L’Arpège est un bateau magnifique, le plus agréable que j’aie connu. Il y a longtemps, j’avais eu un Aloa 29, et un ami avait un Arpège, ce bateau m’a fait rêver, jusqu’au jour où j’en ai eu un. Je n’ai jamais connu mieux. Pourtant, j’en ai eu d’autres, des bateaux, un First 36, par exemple.
- Ça devait être pas mal, le First 36, ai-je répondu.
- Oui mais pas la bonne taille, déjà trop gros pour sortir en solo, alors que l’Arpège, simple, marin, pas trop grand, et pour l’époque très bien équipé. Vous avez bien de la chance, monsieur, me dit-il, si vous saviez comme je vous envie !
J’étais étonné que l’on puisse m’envier mon vieux quadragénaire au milieu de tant de voiliers tous plus superbes les uns que les autres dans le port du Crouesty.
- Mais maintenant vous avez quoi ?
- Oh, maintenant, si vous aviez, j’en ai presque honte, j’ai un bateau à moteur en copropriété avec un ami, j’ai arrêté la voile.
A ce moment je faillis lui répondre qu’il n’avait pourtant pas l’air si vieux, mais il me devança.
- Ce n’est plus de mon âge. J’ai quatre vingt ans, vous savez.
Je ne sais pas si l’homme a perçu mon étonnement, j’ai l’impression que j’ai eu du mal à le dissimuler et je ne pus m’empêcher de lui assurer qu’il ne les faisait pas du tout, j’étais à la fois admiratif et ému par cet homme qui laissait ainsi transparaître sa nostalgie comme une brève impudeur, comme une mise à nu soudaine. Ce à quoi il ajouta :
- Oui mais vous savez, quand on est en mer, les ans sont bien là !
Nous avons prolongé notre discussion quelques minutes, parlant autour de l’Arpège, mais plutôt en fait du temps qui passe, lui me redisant qu’il faut faire les choses, ne pas attendre ni repousser les projets à un futur qui nous rattrape bien plus vite qu’on ne le pense.
Il me répéta de nouveau « Comme je vous envie, monsieur, ce bateau a été mon rêve ». C’était comme si le destin m’avait mis ce vieil homme honorable sur ma route pour mieux me persuader de ce bonheur que je touche désormais pour de bon, pour mieux me convaincre qu’il ne me reste plus qu’à en faire le meilleur usage, à ne pas le gâcher, et à le vivre pleinement avec ce que ce bateau a le potentiel de m’offrir si je m’en donne le courage et les moyens.
Au travers de ses mots, cet homme du hasard venait me signifier avec acuité la fragilité et la fugacité du bonheur qu’il faut saisir quand il passe. Il m’enviait très probablement autant la jeunesse que je représentais que le bateau lui-même, et cette nostalgie m’a laissé pensif, interloqué, avec comme un boule au fond de la gorge, comme une envie de pouvoir retourner de temps à l’envers quelques instants pour voir rajeuni cet homme qui fut si heureux sur son bateau. Pour un peu, si je n’avais pas été affairé à mes préparations, j’aurais été tenté de lui dire « allez, on va faire un tour ».
Je n’ai cessé de penser à cette rencontre pendant des heures, puis les jours durant, avec l’étrange sensation d’avoir compris quelque chose encore plus clairement qu’auparavant.

- Bon vent ! m’a lancé l’homme en quittant le ponton. Je ne l’ai plus jamais revu.

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