lundi 5 octobre 2009

Quart de nuit

Quart de nuit

Extirpé de mes rêves du fond de ma couchette, l’odeur du café préparé par le quart précédent m’invite à rejoindre le réel. Je m’en sers un puis je monte sur le pont, la main en coquille autour de la tasse fumante. Dans ce moment la dimension du silence est une donnée perceptible, au même titre que les autres composantes de l’univers de la calme nuit marine. Le bruit de l’écoulement de l’eau sur la coque, tout comme la faible gite du voilier, confirme la légère brise qui nous porte. Parfois on perçoit juste à peine comme un lointain ronflement, c’est un pêcheur, trop loin même pour qu’on voie ses feux mais la nuit qui porte très loin ces sons en mer ajoute toujours à la sensation étrange.
Quelques mots rapidement échangés avec ceux du quart qui se termine, le génois à choquer, on est au portant, le léger halo du compas éclairé qui nous rappelle le cap à suivre. On se chuchote plus qu’on ne se parle, comme pour ne pas déranger la nuit, pour ne pas rompre trop vite un enchantement.

Puis voilà le quart de nuit qui commence. Nous sommes deux. Je laisse la barre à mon coéquipier pour commencer, je vais finir mon rêve en grillant avec plaisir une cigarette, les yeux collés au ciel.
Dans ces nuits de temps calme tout concourt à la magie de l’instant. Sous la voûte étoilée qui nous enveloppe sans le moindre obstacle jusqu’aux horizons, avec en son envers l’océan pour refermer cette bulle dans laquelle nous sommes immergés, la petite brise nocturne m’incite à remonter le col de la veste de quart. L’immensité, la majesté du monde me submerge alors. Je ne connais guère autre endroit plus propice à ce sentiment de volupté. Peut-être parfois, je ne peux m’empêcher de faire ce rapprochement, lorsque j’entre dans de majestueuses cathédrales.

Il y a une dimension qui s’approche du religieux dans ces moments de grâce. A barrer aux étoiles, tu convertirais des équipages entiers de païens. Mais à quelle religion? Dans cette grandiose magie, Dieu est à tes cotés, tu peux même sentir parfois sa main posée sur ton épaule. Mais ça n’est pas ce Dieu à la tête penchée sur le malheur des hommes et les bras cloués en croix et dont tu implores un pardon par des prières, qui te visite ainsi. C’est le Dieu cosmique, celui qui est en tout et en toi, dont tu perçois avec acuité la présence, l’immensité, l’intelligence et le dessein qu’il te désigne: Vis ! Vois ! Admires ! Aimes !

Les heures de quart dans ces nuits navigation calme seront à chaque fois un morceau d’éternité, un moment de grâce où l’on refait la paix avec le monde sans la course du temps. Selon l’horaire de cette prise de quart, on repartira dans sa couchette comme revenant d’une bénédiction et les rêves seront beaux, ou alors, pour ajouter à la magie, le dernier quart nous permettra de voir le monde se remettre à l’endroit, les premières lueurs du nouveau jour naissant apparaîtront dans l’Est, le halo rosé s’agrandissant de minute en minute, puis lorsque que le dieu Soleil aura repris possession du monde, les membres de l’équipage commenceront à se lever, s’étirant tour à tour sur le pont avec un regard circulaire pour constater que le bateau est en ordre, qu’il fait sa route comme prévu, et que tout pourrait continuer ainsi, pour des siècles et des siècles.

Cap au 300 - Huile sur toile - Dominique Trutet

Aucun commentaire: