jeudi 5 août 2010

Les mondes penchés

Le premier monde.


Je fais corps avec la machine, genoux serrés sur le réservoir. Je m’arrondis derrière la bulle et je pousse la poignée à fond en enchaînant les rapports. Le prochain monde penché n’est plus très loin et mon cœur s’accélère. La bande grise défile de plus en plus vite, j’y suis aspiré par une force qui me tire vers l’avant. Le bruit du vent dans le casque se fait de plus en plus fort et je n’entends presque plus que lui, c’est par les vibrations que je ressens les montées en régime de ma machine. Déjà comme un vertige me gagne. L’aiguille du compte tours monte. Puis la courbe de la bande grise arrive comme une cascade, un fleuve en folie qu’on n’arrête pas. Ne pas freiner trop tôt, préparer la trajectoire, dérouler en une fraction de seconde dans sa tête l’enchaînement qui va suivre. Ça y est, la courbe est là, et dans un éclair, tout le corps se détend, deux rapports descendent à la volée, comme deux doubles croches sur une portée musicale qui voudrait jouer les Walkyries, léger appui sur le frein, positionner la machine dans la trajectoire extérieure de l’entrée pour mieux plonger dans le monde penché, reprendre son appui en remettant les gaz dans l’engagement vers l’intérieur, cul légèrement déhanché de la selle, le genou intérieur semblant vouloir aller prendre appui au sol qui défile … j’y suis, je ne sais plus si c’est la machine qui a basculé de la sorte ou bien si c’est le monde qui m’entoure qui s’est mis tout entier à la gîte. Tout est tendu au cordeau, millimétré, il ne faut pas dévier d’un cheveu.

C’est dans ce premier monde penché que j’ai ressenti pour la première fois dans ma jeunesse cette espèce de vertige où tout semble suspendu. C’est comme un flash où plus rien d’autre ne compte, où la vie elle-même ne tient plus qu’à deux points d’appui sur un morceau de bitume qui défile à toute allure. Chaque nouvelle courbe est comme un monde nouveau pour lequel on se prépare à entrer avec précision, et dont on ressort dans une renaissance, on y regonfle ses poumons qu’on avait bloqués pendant toute la durée du passage dans cet autre monde..

Dans ces premières expériences je découvrais dans des instants fugitifs de plénitude le plaisir de se sentir en équilibre précaire dans le mouvement au milieu les éléments, comme si l’évolution dans la masse d’air qui m’enveloppait, outre la sensation de volupté que cela procurait, portait déjà en elle la suite qui me conduirait bien plus tard vers le deuxième monde penché, bien qu’il paraisse difficile au premier abord de trouver un rapprochement entre ces deux univers totalement étrangers l’un à l’autre. Ou alors quelque chose qui tient d’une soumission inconsciente et prémonitoire à Eole, dieu des vents.

Avaler du bitume avec une sorte de sauvagerie contenue et plonger dans ce nouveau monde où les repères habituels n’ont plus d’emprise, fuite en avant ou poursuite inconsciente d’une nécessaire destinée? A l’heure où d’autres cherchaient leurs échappées dans diverses illusions pour tenter le décollage du quotidien, j’avais choisi d’enchaîner des virages sur les routes sinueuses de nos campagnes à moto, j’étais totalement accro, et j’allai jusqu’à faire une saison de compétition. Attention, drogue dure !



Le deuxième monde

Au début tout à l’air normal. L’horizon est bien à plat et on se sent glisser dans des éléments souples et onctueux.
Puis vient le moment où l’on va déployer ses ailes au vent. Grand voile d’abord, qui faseye et claque pendant qu’elle monte jusqu’au sommet du mât. Le bateau est encore quasiment à plat, puis il amorce une légère inclinaison lorsqu’à la barre on « abat » le voilier dans le lit du vent, sur le bord qui permettra de prendre le bon cap, afin de préparer la voile d’avant. Ecoute au winch, ça y est, on envoie ! Le génois se déroule et se déploie comme un grand oiseau blanc, se gonfle comme un jabot fier et la cavalcade commence.

Les éléments s’inclinent, l’horizon fuit en oblique pendant qu’on entend les objets mal arrimés à l’intérieur qui vacillent et glissent bruyamment. Contrairement au premier monde penché, fugitif et bref, celui-ci perdure et il devient nécessaire de s’y habituer, prendre ses marques et des points d’appui, trouver sa place sur le plan incliné qui est devenu notre seul espace de référence. Cette fois-ci, on est comme sur le dos d’un gros animal marin qui se faufile de vague en vague et nous emporte vers le large.

Parfois, sous bonne brise, l’angle de gîte du bateau prend des allures vertigineuses, le bord du liston et les chandeliers sont dans l’eau et la vague d’étrave vient écumer ses mousses blanches sur la bordure du génois qui lui donne l‘air de transpirer dans l‘effort.

Accroché à la barre, muscles tendus, on fait corps là aussi avec … je n‘ose pas dire la machine car il s‘agit de bien autre chose à propos d’un voilier - comme un être vivant - on accuse ensemble les coups de boutoir des risées qui semblent vouloir nous coucher dans l’eau. On résiste, on se bat, le bateau-compagnon semble parfois mugir, il est cheval labourant la houle, griffant de son sabot un sol qui s’égare, comme s’il reprenait son souffle dans une profonde aspiration avant de repartir tête baissée dans la vague, à l’assaut, désireux de victoire.
Cette fois, on est unis, on ne fait plus qu’un et la magie s’installe.
Ce monde là une fois pénétré et parcourues ses magies et ses folies, ne vous lâchera jamais plus, Eole et Poséidon ont définitivement fait de vous leur sujet.





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